Le spectacle du terrorisme, ou comment les islamistes retournent les armes de l’Occident contre lui

28 novembre 2004

Margaret HassanL

es terroristes sont devenus des metteurs en scène et les caméras vidéo leurs armes les plus puissantes, alors que l’Occident est désormais une audience captive. Avec l’assassinat de Margaret Hassan comme toile de fond, l’expert en terrorisme britannique Jason Burke explore le phénomène des spectacles d’horreur réels.

Lorsqu’il ont défoncé la porte du salon dans une maison de la ville irakienne de Falloujah, les Marines américains de la compagnie Lima 3/5 ont découvert un studio de télévision improvisé, équipé de caméras vidéo, de rangées d’ordinateurs et de systèmes d’édition perfectionnés.

Selon le capitaine Ed Batinga, qui commandait les soldats, un mur blanc cassé derrière une table en bois était maculé de sang et recouvert du drapeau noir et or du groupe islamique suspecté d’avoir assassiné des dizaines d’otages ces derniers mois.


«... La vérité, c'est que le style des attaques d'Al-Qaïda et des exécutions en Irak nous est familier. La question est de savoir si bientôt leur contenu le sera aussi. »


Les Marines sont arrivés trop tard pour sauver Margaret Hassan, une femme mince et alerte de 59 ans, originaire d’Irlande, vivant en Irak depuis 32 ans, et qui a été abattue à bout portant par un insurgent irakien la semaine précédente. Elle était emprisonnée depuis presque un mois, et elle est morte habillée d’une combinaison orange dans le style de Guantanamo.

La première et la dernière action des ravisseurs de Mme Hassan ont consisté à distribuer une bande vidéo. La première est parvenue à la chaîne de télévision Al-Jazeera quelques heures après la prise en otage de Mme Hassan. La dernière, qui n’a pas encore diffusée, montre sa mort.



Un professionalisme croissant

Les vidéos sont l’un des éléments les plus choquants de la guerre en Irak. Un grand nombre d’entre elles ont été rendues publiques par les insurgents irakiens. Pour beaucoup, l’utilisation des médias par les terroristes semble une innovation radicale. Ce n’est pas le cas. Les vidéos irakiennes appartiennent à un genre d’outils de propagande développés depuis des décennies. Nous vivons simplement l’instant où les metteurs en scènes terroristes ont commencé à toucher une audience de masse. Les vidéos sont ancrées dans l’essence du projet des militants, qui est le projet de tous les terroristes – un spectacle dramatique. Ou, en d’autres termes, un théâtre.

La vidéo est devenue l’arme la plus puissante des militants islamiques modernes. Ils ont compris depuis longtemps que Al-Qaïda et ses rejetons ne pourraient pas rivaliser avec la puissance des Etats-Unis et de leurs alliés. Mais en matière de propagande, le champ de bataille crucial de la « guerre contre le terrorisme », l’avantage se trouve clairement dans le camp des militants. Des caméras vidéo bon marché et simples d’emploi, des graveurs de CD et des systèmes de numérisation, combinés aux besoins de l’information en continu, font que n’importe qui a désormais accès aux ondes. Les vidéos d’amateur finissent par être diffusées à des centaines de millions de personnes.

La concurrence acharnée entre les groupes pour le temps d’antenne et l’attention du public explique en partie la sauvagerie des actes filmés par les insurgents en Irak. En l’espace des deux dernières semaines, et spécialement dans le secteur où Mme Hassan a été tuée, des violences d’une intensité extraordinaire ont été commises. Les insurgents savent que pour un petit groupe d’hommes isolés, faiblement armés au sens conventionnel, attirer l’attention de leur audience exige des actes complètement atroces.

Les terroristes sont devenus des producteurs de films, des metteurs en scènes miniatures. Par le passé, dans les années 90, leurs vidéos étaient très simples et ne comprenaient guère autre chose que les discours de leaders radicaux, entrecoupés de séquences d’actualités tirées de la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan. Elles n’en étaient pas moins efficaces. Nombreux sont les militants qui m’ont expliqué comment ils ont tiré leur inspiration initiale des vidéos de recrutement grossières qui circulaient à l’époque.

Au terme de la guerre afghane, lorsque les cadres se sont dispersés dans le monde islamique et en Occident, les vidéos ont commencé à devenir plus violentes. La première que j’ai découverte, en effectuant une enquête en Grande-Bretagne sur les collectes pour des militants islamiques algériens en 1993, avait une bonne dose d’amateurisme. Elle montrait les séquences d’un raid nocturne sur un poste de l’armée, sans que l’obscurité ne permette de voir quoi que ce soit, puis une série de citations coraniques sur la bande sonore d’une attaque menée contre le convoi d’un ministre. Les mots remplissaient l’écran au fur et à mesure que les armes crépitaient.

Les années suivantes, les cassettes ont proliféré, souvent consacrées aux combats en Bosnie et en Tchétchénie. Elles obéissaient à une formule standard, en montrant des clips d’entraînements ou de combats, avec des « moudjahiddins » à la prière et des prédicateurs tenant des discours. Les moins violentes d’entre elles étaient ouvertement vendues dans les mosquées ou sur Internet. Au milieu des années 90, les militants – influencés par Oussama ben Laden – ont amélioré leurs mises en scène. Ben Laden, qui a un talent naturel pour les médias et le marketing, savait instinctivement comment construire des produits efficaces et professionnels, pleins de références puissantes et mythiques ainsi que d’un langage qui feraient immédiatement appel à des sentiments largement répandus, quoique souvent tus, dans le monde islamique. Ses conférences de presse étaient soigneusement gérées, avec des figurants venus grossir les rangs des acolytes, et des bandes projetées avant la distribution.

Ben Laden connaissait également la valeur de la couverture télévisuelle des événements, et faisait en sorte que des attaques réelles, comme celle du destroyer américain USS Cole en octobre 2000, soit si possible filmée. Les frappes du 11 septembre, qui garantissaient une couverture massive, formaient le point culminant de ce processus. Le mot arabe pour martyr – et accessoirement celui en grec – signifie aussi témoin, comme une personne qui par ses actes ou ses propos révèle une vérité cachée à son public. Et il n’y avait aucun doute que les attaques 11 septembre auraient un public.



Vers des productions dramatiques

Depuis le milieu des années 90, la mort a pris une place plus importante dans les vidéos. Quelques années avant 2001, ben Laden a copié les groupes libanais et fait enregistrer les dernières volontés et le testament de ses militants avant une mission suicide. La forme d’un jeune homme s’adressant directement à la caméra était extrêmement intime – l’équivalent d’un monologue. Ses mots, presque toujours stéréotypés et banals, n’avaient aucune importance. La puissance des vidéos résidait dans le fait que le public était excité et fasciné, parce que l’homme qu’il regardait savait qu’il allait mourir et était probablement mort lors de la diffusion. La mort n’était pas montrée, mais était constamment présente. De telles vidéos continuent à être produites, et sont fréquemment mises en ligne sur Internet. Une partie des volontés exprimées par les pirates de l’air du 11 septembre sont disponibles. Tout comme celles des hommes ayant attaqué les installations utilisées par des Occidentaux, en Arabie Saoudite l’an passé.

Au début de 2002, j’ai obtenu une autre vidéo produite par un groupe militant algérien à Londres et qui circulait secrètement à la mosquée de Finsbury Park. Elle avait une production professionnelle et montrait, avec force détails, des soldats algériens blessés lors d’une embuscade se faire égorger. Lorsque je l’ai regardée pour la première fois sur une télévision de l’Observer, une petite foule s’est rassemblée. A la même époque, une vidéo a été diffusée au Pakistan sur la mort de Daniel Pearl, un journaliste américain enlevé par un groupe militant. Pearl était déjà mort lorsque, sur la vidéo, sa gorge a été tranchée avec un couteau de cuisine.

Les vidéos des exécutions en Irak combinent tous les éléments éprouvés du genre. Ce sont des productions dramatiques. Elles donnent la place centrale à l’acteur principal, intègrent un décor et une toile de fond soigneusement conçus, et comprennent des détails minutieusement choisis, comme la cage dans laquelle Kenneth Bigley est apparu, qui envoient des messages précis à des auditoires précis. Les vidéos récentes ont même un script, des déclarations qui doivent être lues par les victimes, souvent en un duo hideux avec leur assassin.

La plupart des dernières vidéos ont été produites à la hâte – sans doute parce que les preneurs d’otages subissent une pression militaire intense – et n’ont pas le style habile des autres films de propagande. Mais elles ont toujours une grande puissance émotionnelle. L’un des films récents les plus sophistiqués que j’ai vus montrait l’assassinat d’un espion présumé, et comportait des techniques d’édition évoluées qui permettaient d’alterner la séquence d’un avion américain tirant un missile sur un groupe d’Irakiens avec la confession apparente de l’homme et sa décapitation.

Le but du militantisme islamique moderne n’est pas d’atteindre des buts spécifiques, comme la libération d’un prisonnier ou l’abrogation d’une loi, mais de radicaliser et de mobiliser ceux qui ont jusqu’ici évité le message extrémiste des militants. Ben Laden et compagnie ne sont pas concentrés sur un gain politique tangible, mais sur une lutte cosmique et millénaire entre le bien et le mal. C’est ce qui fondait les attaques du 11 septembre. Leur objectif principal n’était pas de tuer des infidèles ou d’endommager l’économie, bien que tous deux furent des effets attendus de cette stratégie, mais de mobiliser les masses. Jean Baudrillard a ainsi commenté le 11 septembre : « nous sommes désormais bien au-delà de la politique et de l’idéologie… le but est de radicaliser le monde par le sacrifice. » Ayman al-Zawahiri, le partenaire de ben Laden dans le crime, a mis en garde contre « les volontaires qui meurent en silence. » Le théâtre n’a aucun sens si personne ne le regarde.

Ceci n’est pas nouveau. En 1880, un anarchiste allemand nommé Johannes Most a écrit un pamphlet sous le nom de Philosophie de la Bombe. « La violence outrageuse », disait-il, « va frapper l’imagination du public et sensibiliser l’auditoire aux questions politiques. » A la même période, des socialistes polonais ont forgé l’expression « propagande par le fait. » Les terroristes allemands des années 70 parlaient d’extraire les masses de leur apathie consumériste – en faisant exploser des supermarchés.

Le terrorisme, qui inclut des événements extraordinairement médiatisés comme le 11 septembre et les exécutions sur vidéo, a toujours eu besoin d’un auditoire. Les bombes qui frappent des cibles symboliques et les assassinats sous les caméras sont des productions dramatiques destinées à provoquer une réponse émotionnelle – tout comme le théâtre.

Le compositeur Karl Heinz Stockhausen et l’artiste Damien Hirst l’ont tous deux reconnu lorsqu’ils ont décrit de manière controversée la démolition des tours jumelles comme « une œuvre d’art. » Le fait a même été reconnu dans le monde froid et pragmatique du contre-terrorisme, où les agents évoquent continuellement leur crainte d’un acte « spectaculaire », c’est-à-dire d’une chose si vaste qu’elle devient un spectacle de masse.

Et l’analogie théâtrale va plus loin. Un kidnapping obéit à la structure classique de la dramaturgie, avec une première scène saisissante, une série d’étapes bien définies, presque rituelles, puis une conclusion en forme de drame cathartique. Voici 2 ans, des terroristes tchétchènes se sont en fait emparés d’un théâtre, extériorisant leur propre drame sur une vraie scène. Dans le cas de Mme Hassan, la scène est une maison de Falloujah et l’avant-scène est notre écran de télévision.



Un auditoire double, oriental et occidental

Les assassins de Mme Hassan imaginent l’auditoire de leur drame patiemment construit en deux parties : le monde musulman aux premiers rangs, et l’Occident dans les gradins. Le but est de toucher les deux parties, en provoquant chaque fois une réponse différente.

A ceux qui siègent aux meilleures places, les vidéos sont conçues pour les inciter à agir. Ce sont des vidéos de recrutement. « Regardez les mesures que nous sommes contraints de prendre en votre nom », disent les militants. « Réfléchissez aux raisons qui nous poussent à agir ainsi, appréciez la gravité de la situation – levez-vous, mes frères, levez-vous. »

Les assassins sont naturellement conscients que leurs actes sont profondément controversés, comme l’ont montré les réactions avant tout négatives de la plupart des musulmans, et ils intègrent ainsi plusieurs signes visuels, comme les combinaisons orange et les références à l’histoire ou à la tradition islamique. Le simple fait de trancher la gorge, espèrent-ils, va légitimer leurs actions.

Les messages sont également adressés à d’autres groupes militants et à des donateurs potentiels. Le chef militant le plus en vue gagne des recrues, plus d’argent et donc des capacités accrues pour l’avenir. Abou Moussab Al-Zarqaoui, qui est censé avoir assassiné Kenneth Bigley, souligne également sa propension à tuer avec ses propres mains – au contraire de ben Laden qui est réfugié dans une cave, sur une montagne, et qui envoie d’autres mourir pour lui. Il existe une concurrence entre terroristes. Quiconque a tué Mme Hassan – et son identité n’est pas encore connue – disait qu’il était prêt à tuer n’importe qui. Même une travailleuse sociale qui était citoyenne irakienne, parlait couramment l’arabe et était aimée pour avoir voué plusieurs décennies de sa vie à aider le peuple irakien.

Le message à l’Occident est différent. Les vidéos d’exécution envahissent notre conscience. Elles sont choquantes et affligeantes. Même si nous ne les regardons pas, leur seule existence nous contrarie. Leur importance est cruciale. Nous voyons des êtres humains implorer pour leur vie et nous nous sentons complices.

Les militants pensent qu’ils sont engagés dans une ultime défense contre un Occident agressif et belliqueux qui n’a jamais abandonné le projet des Croisades et qui est déterminé à envahir les terres islamiques. Une invasion à la fois physique – comme en Irak – et culturelle.

Le fer de lance de cette invasion, pendant la dernière décennie, a été l’image. Peu de foyers au Moyen-Orient ne possèdent pas de télévision ou n’y ont pas accès. Avec la technologie moderne des satellites, cela signifie que la télévision occidentale – MTV, le porno, les talk shows italiens, la BBC, le football – est entrée dans l’espace domestique le plus intime des familles traditionnelles du Moyen-Orient. Durant les décennies précédentes, et même des siècles, l’interaction entre l’Occident et l’Orient était moins âpre. Des marchands allaient et venaient, des livres étaient traduits, des technologies et des valeurs étaient adoptées lorsqu’elles étaient utiles et modifiées pour s’accorder aux coutumes locales. Même les administrations coloniales veillaient à ne pas pénétrer la sphère privée. Dès lors, la télévision moderne est une invasion sans précédent de l’espace privé local et islamique.

Ce que les vidéos d’exécution ont fait, c’est de prendre notre technologie, le fer de lance de notre invasion, et de la retourner contre nous – exactement comme les avions de ligne high tech qui incarnent le monde moderne ont été retournés contre New York. Et nous n’aimons pas cela. Nous avons l’habitude de contrôler le contenu de nos écrans. En effet, chaque développement récent au niveau des médias visait à accroître le contrôle des émissions que nous regardons. Et maintenant, quelqu’un d’autre soudain nous manipule, diffusant des contenus profondément perturbants que l’on ne peut écarter.

Les exécutions rejaillissent à présent sur l’Internet. Elles sont à moitié montrées par nos propres organisations de presse sur les écrans de nos pubs, de nos espaces publics, de nos cuisines et de nos chambres, ou même sur nos téléphones portables. Notre média favori, amical et bienveillant, a soudain été corrompu sans que nous parvenions à en reprendre le contrôle. Eteindre la télévision n’est pas une réponse. Refuser de diffuser la vidéo reste sans effet. Les vidéos existent. Nous nous sentons obligés de les regarder, même si nous aimerions mieux pas. Nous sommes une audience captive.

Le risque est que nous devenions insensibles. Pendant que les vidéos jihadistes ont été développées en un genre à part entière par les terroristes, les sites de pornographie dure, les films pour grand public et les jeux vidéo comprenant des scènes de mutilation – même fictives – sont également devenus bien plus fréquents. Il existe un parallèle dans la prolifération de la pornographie violente et sexuelle. Regardez le nombre de site web américains où les « vidéos de viol » et les clips d’accidents routiers ou ferroviaires sont disponibles aux côtés des dizaines de vidéos d’otages et d’exécution diffusées par les insurgents cette année. En s’inscrivant, on peut avoir accès aux deux. Jadis, les images de meurtre étaient très rares.

La propagande, comme chaque œuvre d’art et chaque communication, ne fonctionne que si son langage est compréhensible pour ses audiences-cibles. La vérité crue, c’est que le style des attaques d’Al-Qaïda et des exécutions en Irak – comme tout le théâtre du terrorisme moderne – nous est familier. La question est de savoir si bientôt leur contenu le sera aussi.



Texte original: Jason Burke, "Theatre of terror", The Observer, 21.11.2004  
Traduction et réécriture: Lt col EMG Ludovic Monnerat
  









Haut de page

Première page





© 1998-2004 CheckPoint
Reproduction d'extraits avec mention de la provenance et de l'auteur