A partir du 1er octobre prochain, près de 150'000 soldats regroupant 35 nations différentes seront engagés en Irak pour une mission de stabilisation et de reconstruction sans précédent. Placées sous commandement américain, ces troupes seront réparties dans tout le pays, même si les secteurs les plus dangereux resteront l'apanage de l'US Army. Celle-ci devra d'ailleurs mobiliser des effectifs considérables à cette fin, probablement autour de 120'000 hommes. Toutefois, avec près de 30'000 hommes aujourd'hui en cours de déploiement ou promis par les gouvernements, les contingents non américains représenteront un volume comparable à ceux déployés en Bosnie dès 1995 ou au Kosovo en 1999.

Appuyée par la résolution 1483 du Conseil de sécurité de l'ONU, cette mobilisation considérable est cependant inférieure aux espoirs du Pentagone, qui compte encore convaincre plusieurs puissances moyennes – l'Inde, le Pakistan et la Turquie – d'engager un important contingent. La mainmise américaine sur la stabilisation de l'Irak complique la situation, même si la multiplication actuelle des missions de maintien de la paix explique largement la réticence de plusieurs nations européennes à s'engager hors des Nations Unies ou hors de l'OTAN. Cependant, l'importance de l'Irak dans la stratégie américaine fait que Washington préfère user ses troupes que perdre sa liberté d'action.

Il est assez surprenant de lire ou d'entendre certains commentateurs estimer que les Etats-Unis manquent cruellement de soutiens et de renforts en Irak ; d'aucuns ont même affirmé qu'un allié comme l'Italie n'envoyait que "quelques policiers" et ont mis en doute l'estimation de 30'000 hommes avancée par le Pentagone en matière de contingents internationaux. Pourtant, la diplomatie américaine s'est activée tous azimuts depuis la chute de Bagdad, et chaque gouvernement ami a reçu une demande pour un contingent armé ; la votation de la résolution 1483 le 22 mai a largement facilité les choses, en fournissant une base légale pour la mission de stabilisation projetée. Du coup, ce sont aujourd'hui 34 nations qui ont promis d'y participer ou qui ont déjà déployé des troupes.

Au milieu du mois de juin, les Etats-Unis ont modifié leur organisation dans le Golfe en transformant leur composante terrestre en un groupe de forces interarmées coalisé (Coalition Joint Task Force 7, CJTF-7), sous le commandement direct du Central Command – au même titre que la CJTF-180 en Afghanistan et la CJTF-HOA dans la Corne de l'Afrique. Sous les ordres du lieutenant-général Ricardo Sanchez, l'Irak est donc bel et bien devenu un autre théâtre d'opérations dans la guerre que mène Washington depuis le 11 septembre 2001 – même si c'est de loin le plus gourmand en effectifs, et probablement le plus important au niveau stratégique.

Le pays a été divisé en 4 zones : les secteurs Mossoul – Kirkouk – Kurdistan et Ramadi – Tikrit – Bagdad sous responsabilité américaine, le secteur Karbala – Najaf – Kut sous responsabilité polonaise et le secteur Nasiriyah – Bassorah sous responsabilité britannique. Initialement, il était prévu que chaque secteur soit dévolu à une division, au besoin renforcée pour tenir compte des différences dans les situations locales. Mais l'augmentation des attaques dans la seconde moitié de juin a imposé le maintien sur place des formations déployées en mai dans les zones à forte présence sunnite. Autrement dit, le secteur américain central sera réparti entre l'équivalent de 3 divisions renforcées.

La division multinationale centre-sud est commandée par le lieutenant-général polonais Andrzej Tyszkiewicz et engagera 9200 hommes provenant de 18 nations, répartis en 3 brigade d'infanterie, dans les districts de Babil, Karbala, Najaf, Qadisiyah and Wasit. Elle est actuellement en train de relever la majorité des 8600 Marines encore déployés au bord de l'Euphrate, dans un secteur globalement très calme. Cette division sera organisée de la manière suivante :

• Un état-major de division basé à Babylone qui comptera 220 officiers, dont 100 Polonais et 31 Espagnols ;



• Une brigade mécanisée polonaise, dans les districts de Babil et Karbala, dont le cadre est fourni par la 10e brigade de cavalerie, et qui comprendra un bataillon mécanisé, un escadron de cavalerie, un bataillon d'infanterie bulgare, une section d'infanterie lituanienne, une compagnie du génie slovaque, une compagnie du génie roumaine, une compagnie de transport hongroise, une escadre de transport aérien et un groupe logistique, soit au total 3023 militaires ;



• Une brigade d'infanterie espagnole nommée Plus Ultra, dans les districts de Najaf et Qadisiyah, basée à Diwaniyah et qui comprendra un bataillon de la Légion étrangère espagnole, un bataillon d'infanterie hondurien, un bataillon d'infanterie dominicain, un bataillon d'infanterie salvadorien, une compagnie du génie, une compagnie de police militaire multinationale, un groupe logistique et sanitaire renforcé d'éléments nicaraguayens, une compagnie de transmission, une escadrille de transport aérien et un détachement de forces spéciales, soit au total 2434 militaires ;



• Une brigade motorisée ukrainienne, dans le district de Wazit, dont le cadre est fournie par la 5e brigade mécanisée indépendante, et qui comprendra probablement deux bataillons d'infanterie motorisée, un bataillon du génie et un groupe logistique, soit au total 1640 militaires ;



• Des éléments d'appui endivisionnés comprenant une compagnie de police militaire philippine, à laquelle il convient d'ajouter un bataillon d'infanterie fidjien, une compagnie d'infanterie mongole renforcée, une compagnie de sûreté et logistique azérie ainsi que des détachements slovènes et thaïlandais indéterminés dont l'intégration n'est pas finalisée.

La division multinationale sud-est est commandée par le major-général britannique Graham Lamb, dont la 3e division blindée assure l'ossature, et elle engagera 16'500 militaires provenant de 10 nations, répartis en 3 éléments de combats principaux, dans les districts de Bassorah, Maysan, Dhi Qar et Muthanna. La grande majorité des ses éléments sont déjà déployés, et cette division est organisée de la manière suivante :

• Un état-major de division basé à Bassorah ;



• Une brigade mécanisée britannique, dans les districts de Bassorah et Maysan, constituée pour l'essentiel de la 19e brigade mécanisée, et qui comprend deux bataillons d'infanterie motorisée, un bataillon mécanisé, un bataillon d'infanterie danois renforcé d'une section lituanienne, un groupe d'artillerie, un bataillon du génie renforcé par une compagnie du génie norvégienne et une section du génie néo-zélandaise, ainsi que des éléments blindés, soit environ 5000 militaires ;



• Une brigade mécanisée italienne, dans le district de Dhi Qar, basée près de Nasiriyah, dont l'ossature est celle de la brigade de bersagliers Garibaldi, et qui comprend un bataillon mécanisé, un escadron de cavalerie, une compagnie d'infanterie légère, une compagnie de fusiliers marins, un bataillon mécanisé roumain, un bataillon du génie, une compagnie de protection ABC, un groupe logistique renforcé et une escadrille de transport aérien, soit environ 2550 militaires ;



• Un bataillon renforcé de fusiliers marins hollandais, dans le district de Muthanna, et qui outre 650 fusiliers comprend une compagnie du génie, une section de police militaire, un détachement médical et un échelon de transport aérien, soit au total 1100 hommes ;



• Une brigade logistique britannique, constituée autour de la 101e brigade logistique, et qui comprend notamment un bataillon de commandement, un groupe d'hôpital, un bataillon de transport, un bataillon logistique et un bataillon de construction ;



• Des éléments d'appui endivisionnés comprenant notamment un groupe de transmission renforcé, un bataillon renforcé du génie, un bataillon logistique et un bataillon sanitaire, un hôpital de campagne tchèque, un bataillon de police militaire, un autre bataillon de police militaire multinational – lui-même constitué d'un détachement de 370 carabiniers italiens, d'une compagnie de police militaire roumaine, d'une compagnie de police militaire tchèque et d'une compagnie de police paramilitaire portugaise.

En outre, plusieurs contingents sont ou seront directement rattachés à la CJTF-7 ou intégrés à des formations américaines : une compagnie d'infanterie albanaise à Mossoul, un détachement de forces spéciales, de sûreté et d'hélicoptères australien, un détachement croate, une section d'infanterie estonienne, un bataillon du génie japonais, une section de déminage kazakhe, ainsi qu'une section de sûreté et de déminage lettone. Il convient enfin de noter que la Corée du Sud a accepté le principe d'envoyer des troupes, mais que le volume et le type des forces ne sont pas encore définis.

Ces engagements respectifs ont certainement de quoi réjouir Washington, qui parvient ainsi à réunir sous une bannière largement sienne la majorité des nations européennes. Pourtant, les Etats-Unis ont dû en contre-partie consentir à des arrangements financiers tout aussi réjouissants pour certains Etats dont la transformation des armées grève déjà le budget. Ainsi, l'allié américain paie les deux-tiers des coûts engendrés par le maintien du contingent ukrainien jusqu'à la fin de l'année, soit 14 millions de dollars au total, et la même proportion des frais nécessaires au contingent polonais pendant 12 mois, qui représentent 90 millions de dollars. D'autres pays bénéficient d'un soutien similaire ou prenant la forme d'un appui logistique sur place, voire même de transports aériens – comme c'est par exemple le cas pour l'Espagne, échaudée par le récent crash d'un avion russe transportant ses militaires rentrant d'Afghanistan.

Au-delà de l'acte politique, le recours à des pays tiers pour assurer la stabilisation de secteurs calmes est également une bonne affaire pour le Pentagone. D'une part, les opérations actuelles génèrent un coût – estimé à 3,9 milliards de dollars par mois – que la sous-traitance coalisée permettra de réduire sensiblement ; or malgré leur budget atteignant les 380 milliards, les Forces armées américaines ont des programmes d'investissements trop ambitieux pour laisser les frais de fonctionnement s'envoler durablement. D'autre part, l'ampleur des effectifs mobilisés et l'engagement important de formations appartenant à la réserve ou à la garde nationale produisent un étirement qui use le personnel et obère sa rétention. Or la guerre contre le terrorisme ne fait que commencer, et l'endurance des armées déterminera leur efficacité future.

Pour tenter de remédier à cette usure accélérée, le Pentagone a rendu public ce jeudi un plan de rotation et de réduction des effectifs en Irak. Ses aspects marquants sont le rapatriement des premières formations déployées pour l'opération "Iraqi Freedom", c'est-à-dire la 3e division d'infanterie et la 1ère force expéditionnaire de Marines, la prolongation des missions de 6 à 12 mois pour les unités d'active, comme c'était initialement le cas en Bosnie, et l'engagement de brigades de la garde nationale. De la sorte, les forces terrestres américaines en Irak début octobre seront probablement engagées et redéployées de la manière suivante :

• A Bagdad même, la 1ère division blindée avec ses trois brigades de manœuvre, qui sera remplacée en février 2004 par la 1ère division de cavalerie blindée renforcée d'une brigade de la garde nationale ;



• De Bagdad au nord jusqu'à Tikrit et Kirkouk, la 4e division d'infanterie avec ses trois brigades qui sera remplacée en mars/avril 2004 par la 1ère division d'infanterie renforcée d'une brigade de la garde nationale ;



• De Bagdad au nord-ouest jusqu'à Fallujah, la 82e division aéroportée avec seulement deux brigades, et dont l'une sera redéployée en janvier 2004 sans être remplacée ;



• De Bagdad à l'ouest jusqu'au désert , le 3e régiment de cavalerie renforcé de la 3e brigade de la 2e division d'infanterie, et qui retournera aux Etats-Unis en mars/avril 2004 sans être remplacé ;



• De Bagdad à l'est jusqu'à la frontière, le 2e régiment de cavalerie qui sera remplacé en mars/avril 2004 par la brigade de la garde attribuée à la 1ère de cavalerie ;



• Au nord du pays, dans le secteur de Mossoul, la 101e division aéromobile avec ses trois brigades de manœuvre, qui sera remplacée en février/mars 2004 par une division multinationale n'existant pour l'heure que sur le papier du Pentagone ;



• Au Kurdistan irakien, la 173e brigade aéroportée qui retournera en Italie dès avril 2004 sans être remplacée.

Au total, le contingent de l'US Army en Irak à l'automne totalisera donc l'équivalent de 15 brigades de manœuvre, et devrait selon la planification établie se réduire à 8 brigades d'active au printemps 2004. Ces chiffres sont importants, car ils montrent l'ampleur de l'opération en cours. Suite aux réductions effectuées au milieu des années 90, l'armée de terre américaine compte aujourd'hui 31 brigades de combat et 3 régiments de cavalerie globalement équivalents dans ses formations d'active (on peut souvent lire le chiffre erroné de 33 brigades, qui omet le 11e régiment de cavalerie stationné en permanence au NTC de Fort Irwin). Or, sur ces 34 brigades, 15 seront donc déployées en Irak, 1 sera déployée en Afghanistan, 2 seront immobilisées pour des raisons d'instruction, 2 resteront obligatoirement à leurs bases en Corée, 4 seront en cours de réorganisation après leur engagement et 7 se prépareront à un prochain engagement, ce qui ne laissera que 3 brigades en réserve.

Le Pentagone a partiellement trouvé la solution en prolongeant de 6 à 12 mois les rotations des unités d'active, de sorte qu'à chaque formation engagée ne correspond qu'une autre formation en cours de préparation ou réorganisation, au lieu de deux comme c'est le cas avec les semestres traditionnels. Par ailleurs, la mobilisation de 2 brigades de la Garde nationale – la 30e brigade mécanisée de Caroline du Nord et la 39e brigade d'infanterie légère de l'Arkansas – permet de pallier ponctuellement l'usure manifeste des formations d'active. Mais le fait de compter aujourd'hui et dans une planification officielle sur une division multinationale inexistante témoigne pour le moins d'une confiance certaine. Il est vrai que Washington peut au besoin déployer l'une ou l'autre des 11 brigades que totalisent les 3 divisions d'active du Corps des Marines.

Malgré cela, c'est bel et bien la stratégie militaire américaine des années 90 qui est aujourd'hui prise en défaut. Sous l'administration Clinton, les Forces armées US devaient avoir la capacité de mener simultanément deux conflits majeurs, l'Irak et la Corée, et le volume des forces nécessaires a été défini par rapport à ces besoins – entraînant notamment la réduction à 10 divisions d'active dans l'armée de terre. Mais nul ou presque à l'époque n'avait compris que ces deux guerres purement défensives – sauvegarder l'indépendance du Koweït et de la Corée du Sud – impliquaient des moyens somme toute limités, et en tout état de cause largement inférieurs à ceux d'une opération offensive visant à abattre un régime dictatorial et imposant la stabilisation comme la reconstruction d'un pays ravagé.

En d'autres termes, les Etats-Unis se trouvent en ce début de siècle avec des armées formatées et organisées en vue d'une époque révolue – ce qui d'ailleurs est une constante dans l'histoire de ce pays. Et cela rend plus probable que jamais l'utilisation de méthodes et de troupes non conventionnelles et interarmées pour la suite des opérations globales contre le terrorisme fondamentaliste musulman et la prolifération des armes de destruction massive, nucléaires en particulier.

Maj EMG Ludovic Monnerat    

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