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L’essor irrésistible des bulles sécuritaires
face au chaos et à la barbarie

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31 octobre 2004

Barbelés à la Blécherette avant le G8L

es forces de sécurité sont de plus en plus engagées le long de lignes de séparation extérieures et intérieures, protectrices et carcérales. A l’heure où la technologie autorise des engagements non linéaires, cette résurgence de formes anciennes illustre la dérégulation de la violence armée.

Avec le démantèlement du Rideau de Fer, la propagation de l’idéal démocratique et la formation de grandes zones de libre-échange, nombreux sont qui annonçaient voici 10 ans l’avènement d’un monde où les personnes circuleraient aussi aisément que les produits et les données. Aujourd’hui, on constate au contraire que les lignes de séparation et les obstacles aux mouvements se multiplient inexorablement, au fil des craintes et des dangers qui naissent là où s’effondrent l’autorité et le droit. Il en résulte la formation de véritables bulles sécuritaires, dont la fonction protectrice ou prophylactique vise à séparer l’ordre du chaos, la prospérité du paupérisme, la démocratie de la tyrannie, et somme toute la modernité de la barbarie. Et ce phénomène constitue un paradigme stratégique qu’il s’agit d’appréhender.


«... Si nous laissons les barbares se faufiler jusqu'à nous par les filières de l'immigration, ils naissent également à domicile, dans les zones où la criminalité et l'incivisme rongent l'autorité de l'Etat. »


L’idée d’établir une barrière pour limiter les intrusions est aussi ancienne que la civilisation, et l’Antiquité a connu ses applications les plus grandioses avec la Grande muraille de Chine et le limes de l’Empire romain. Le coût de ces ouvrages et l’évolution des méthodes de guerre ont par la suite limité l’usage des murs à la protection des villes et des châteaux, centres de l’activité économique et politique au Moyen-Age, et ce sont les réseaux de fortifications qui ont joué un rôle défensif à la dimension d’un territoire dès le XVIe siècle. A leur tour, le développement des zones urbaines et la mécanisation des armées ont périmé ces protections et suscité la construction de lignes défensives continues, combinant le feu et le béton, en vue de s’opposer à des offensives militaires. Les lignes Maginot, Gothique ou Bar-Lev viennent à l’esprit.

Par une ironie piquante de l’histoire, la seconde moitié du siècle dernier a cependant vu le retour des barrières destinées à prévenir le passage d’intrus. D’une part, la disparition progressive de la guerre totale, vaincue par sa propre montée aux extrêmes, s’est produit en parallèle avec la prolifération des conflits de basse intensité, menés le plus souvent par des forces irrégulières sur des champs de bataille élargis aux sociétés entières. D’autre part, l’instauration de régimes totalitaires fondés par l’idéologie et incapables d’atteindre un seuil acceptable de prospérité a incité leurs populations asservies à tenter l’exode vers des contrées plus avenantes, en déprivant de leur talent le pays d’origine. Ces deux contextes ont abouti à une multiplication des constructions sécuritaires en maints endroits.



La superposition d'espaces gradués

Les barrières de protection ont montré que leur efficacité à empêcher les intrusions dans un vaste territoire dépend largement du milieu. Pendant la guerre d’Algérie, la ligne Morice a ainsi réduit de 90% les infiltrations du FLN dès son achèvement en 1957, grâce à une barrière électrifiée, garnie de capteurs et surveillée par 80'000 hommes, le long de la Tunisie (460 km) et du Maroc (750 km). Au Vietnam, les efforts américains pour construire une barrière assez similaire – la ligne McNamara – se sont en revanche heurtés à une végétation suffisamment dense pour limiter l’efficacité des capteurs et des feux indirects. Des constructions comparables restent aujourd’hui sous les feux de l’actualité, notamment en Israël (720 km après son achèvement) et au Cachemire indien (972 km), aussi bien par leur impact drastique sur les intrusions que par les discussions qu’elles suscitent.

Les barrières de rétention se sont également révélées efficaces sur une vaste échelle, dès lors qu’elles ont été érigées en un vaste système. L’exemple type reste le Rideau de fer lui-même, la ligne de 1393 km qui visait à empêcher les citoyens de l’Est de quitter le « paradis socialiste » : constituée de 80'500 km de barbelés électrifiés et de 2,2 millions de mines antipersonnel, cette frontière carcérale était surveillée en permanence par 55'000 hommes et 6000 chiens, et quelques milliers de personnes seulement ont réussi à la franchir illégalement d’est en ouest en plus de 40 ans. Dans un registre similaire, la Corée du Nord maintient toujours des barrières hermétiques qui en font la plus grande prison de notre ère, même si leur versant sud comporte également une valeur militaire depuis l’armistice de 1953.

Toutes les barrières n’ont pas, cependant, le caractère tangible et statique de ces lignes ; elles peuvent au contraire être établies de manière provisoire et mobile, ou même être d’une nature purement immatérielle. Les navires de guerres et les patrouilleurs aériens déployés toute l’année par l’OTAN en Méditerranée, en fonction des itinéraires utilisés par le trafic de personnes et de marchandises, illustrent par exemple la limite sud de la « forteresse Europe » que forme l’espace Schengen. De même, les bases de données qui recensent les individus recherchés ou rassemblent les données permettent de déceler la falsification de documents officiels constituent également une barrière logique contre les intrus. Ce type de protection est d’ailleurs la règle dans l’espace cybernétique.

Malgré cela, le fait saillant de notre ère demeure la multiplication de ces lignes à l’intérieur des frontières nationales, dont la signification ne cesse de diminuer. Plusieurs cas ont brièvement occupé le devant de la scène médiatique ces dernières années : en avril dernier, des responsables de Rio de Janeiro ont suscité l’ire populaire en annonçant un projet de ceinturer deux favelas de la ville pour limiter les mouvements de ses criminels ; en Europe, plusieurs projets de séparation ou de barrière avec des communautés immigrées ou nomades ont également apparu ces dernières années. Objectives ou non, les raisons qui poussent les autorités locales à proposer de telles mesures sont souvent partagées par les populations confrontées à une insécurité permanente.

En Occident, les forces de police sont ainsi de plus en plus souvent engagées le long de ces lignes de séparation. Les rassemblements de dirigeants comme les sommets internationaux et les événements populaires comme les manifestations sportives sont devenus des zones de droit, d’échange, de décision ou de distraction qu’il est nécessaire de protéger contre les violences politiques, au besoin par des dispositifs mobilisant des milliers d’agents et des barrières provisoires. A l’inverse, les grandes villes européennes abritent des quartiers dits sensibles, dans lesquels les forces de l’ordre n’osent pénétrer en petit nombre, et qui constituent des zones de non droit, d’anarchie et de chaos qu’il s’agit de boucler par des contrôles renforcés en leur bordure, afin d’empêcher leurs maux de contaminer le reste de la cité.

Pour leur part, les forces armées sont également amenées à remplir fréquemment ces missions linéaires et circulaires. La protection d’un périmètre donné constitue bien entendu l’une de leurs capacités fondamentales, et elle s’applique autant aux bases fortifiées de l’ISAF en Afghanistan, à la « zone internationale » blottie au cœur de Bagdad qu’aux enclaves serbes du Kosovo dont la KFOR garantit l’existence. Mais le bouclage d’une zone devient une capacité tout aussi nécessaire, comme le montre la ceinture de checkpoints mise en place autour de la ville rebelle de Falloujah par les Marines et les unités irakiennes, le cordon sanitaire maintenu par les troupes occidentales et pakistanaises autour du Waziristan, ou encore le bouclage en Bosnie de secteurs censés abriter des criminels de guerre. Interdire ou garantir la normalité d’un espace défini forment deux effets que les armées doivent à nouveau maîtriser.

A une époque où la technologie autorise des engagements non linéaires, la résurgence d’une géométrie aussi élémentaire pourrait a priori surprendre. Elle est cependant la conséquence d’une révolution technologique qui redistribue la puissance sur la planète entière, renforce les individus au détriment des masses, et favorise les structures éclatées face aux hiérarchies traditionnelles. La capacité de quelques étudiants saoudiens à s’infiltrer aux Etats-Unis afin d’y tuer près de 3000 personnes, sans que Washington n'ait - faute de cible - la possibilité d'en faire de même en Arabie Saoudite, a révélé au grand jour le visage nouveau de la guerre. Les armées, les nations et les peuples n’en sont plus les acteurs uniques. La victoire au combat et la destruction de l’ennemi n’en sont plus les objectifs majeurs.

Il est désormais impossible de tenir la barbarie à l’écart de notre vie, par l’effet de lointains avant-postes ou par l’action d’un corps expéditionnaire. Puisque les écoles, les gares, les salles de théâtre ou les palais de justice deviennent les cibles de massacres délibérés, nous y sommes au contraire de plus en plus confrontés – ne serait-ce que par images et sons interposés. Or cette barbarie est portée par le fondamentalisme religieux, idéologique ou identitaire qui conquiert les esprits au travers des frontières : si nous laissons les barbares se faufiler jusqu’à nous par les filières de l’immigration, ils naissent également à domicile, dans les zones où la criminalité et l’incivisme rongent l’autorité de l’Etat. La distance géographique n’est plus un facteur déterminant dans l’application de la violence armée.

Cette réalité explique la multiplication des lignes et des barrières, qui aboutit aujourd’hui à concevoir la sécurité comme une superposition d’espaces gradués, une alternance de bulles sécuritaires dans un environnement gagné par le chaos. La délimitation des enceintes à protéger ou à boucler devient une décision politique et stratégique essentielle. Mais il faut également garder à l’esprit le fait que les murs et les fortifications finissent tôt ou tard par être contournés ou traversés.



Lt col EMG Ludovic Monnerat  









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