Comment le faux sanctuaire de Falloujah est devenu un piège mortel pour l’insurrection

28 novembre 2004

Frappe aérienne à FalloujahE

n s’emparant de Falloujah, les troupes de la coalition et du Gouvernement irakien ont infligé des pertes considérables à l’insurrection sunnite et brisé le symbole tiré de son unique et éphémère succès.

Alors que sa phase de nettoyage se poursuit, la deuxième bataille de Falloujah est déjà devenue un modèle d’offensive en milieu urbain, une référence dans les opérations militaires modernes. Le fait même qu’elle ait eu lieu représente son principal succès : pour une armée engagée dans une mission de contre-insurrection, contraindre un adversaire à combattre pied à pied dans un environnement favorable à l’emploi des armes lourdes constitue en effet une situation idéale. Le corps expéditionnaire français en Indochine est allé jusqu’à s’enterrer à Dien Bien Phu pour mener un combat symétrique, alors que les Etats-Unis ont perdu la guerre du Vietnam sans avoir jamais réussi à y parvenir.


«... Cette bataille revêt surtout une valeur symbolique, un règlement de comptes longtemps différé, et rappelle que les ennemis de la coalition restent incapables d'obtenir le moindre succès durable. »


La ville de Falloujah devait être le tombeau des Américains, mais elle s’est avérée celui de leurs ennemis. Les chiffres annoncés par la coalition ne laissent aucun doute sur l’issue de la bataille : avec au moins 1200 insurgents tués et plus de 1000 capturés, contre 54 soldats US et 8 soldats Irakiens tués, c’est bien un combat à sens unique qui a été mené. En soi, il démontre une nouvelle fois la stupéfiante efficacité des unités américaines en milieu urbain, capables de prendre des villes entières avec 10 fois moins de pertes que l’histoire récente nous l’enseigne. Ce sont toutefois les quantités énormes d’armes, de munitions et de renseignements saisis qui montrent la vraie dimension de la bataille : un piège mortel qui balaie tout espoir de victoire pour la guérilla.



Une erreur d'appréciation mortelle

Les insurgents considéraient Falloujah comme un sanctuaire inviolable. En avril dernier, 2000 Marines avaient conquis les deux tiers de la ville et tué 600 combattants adverses pour 15 morts dans leur camp, mais 3 semaines de combats surmédiatisés menaçaient alors de dresser le pays contre les troupes américaines ; pour ne pas perdre l’Irak, la coalition avait pris la décision de perdre Falloujah. Les membres de la guérilla – et certains commentateurs européens – ont cru voir dans le retrait des Marines la preuve d’une victoire éclatante, alors même que le bilan des combats indiquait une défaite militaire. Mais ce sont surtout les médias arabes, en faisant de Falloujah un symbole de résistance populaire, qui ont amené les insurgents à provoquer leur propre perte.

Sûrs de leur fait, ils ont effet transformé la ville en un bastion capital, une base d’opérations pour la plupart de leurs activités dans le triangle sunnite. Le nombre de combattants présents, étrangers et irakiens, a rapidement augmenté. De nombreux dépôts d’armes et d’explosifs ont été constitués et dissimulés. Des usines fabriquant des explosifs improvisés ont été ouvertes. Des studios vidéos rudimentaires ont été installés pour filmer et exécuter les otages. Parallèlement, le joug des islamistes s’est étendu à toute la population et lui a imposé une existence aussi carcérale que feu le régime des Taliban. En d’autres termes, les insurgents ont concentré leurs forces, leurs ressources et leurs éléments de commandement à Falloujah, tout en ruinant leur image au fil de leurs atrocités.

Pendant ce temps, les Américains ont identifié les causes de leur échec : la lenteur relative de l’offensive, en raison d’effectifs insuffisants pour maintenir un rythme constant ; l’inefficacité des armes d’appui, due aux précautions nécessaires pour épargner au maximum la population civile ; la propagande des insurgents, qui a réussi à propager l’image fallacieuse de frappes indiscriminées jusque dans les médias occidentaux ; et la légitimité incertaine de l’attaque, puisque la décision relevait d’une puissance occupante. Ils ont donc conclu qu’une offensive destinée à prendre Falloujah pouvait aboutir, à condition d’obtenir une supériorité numérique confortable, d’écarter la majorité des non combattants, de neutraliser la propagande adverse et d’associer étroitement les Irakiens à l’attaque.

La préparation de celle-ci a commencé au mois d’août, lorsque la ville a été prise dans un véritable étau psychologique : bouclage des principaux axes, survol permanent par des drones, frappes aériennes quasi quotidiennes et distribution de tracts. Confrontés à l’inéluctabilité de l’offensive coalisée et à la tyrannie des groupes islamistes, les résidants de Falloujah sont progressivement partis ; d’après le Croissant Rouge irakien, entre 150 et 175 familles sont restées, soit environ 1% du total. Une guérilla incapable de se fondre au sein de la population perd sa principale protection, mais seule une partie des insurgents a pris la fuite. La seconde bataille de Falloujah s’est déroulée sans boucliers humains, sans victimes civiles à même de dominer les reflets des combats.

Pour conquérir rapidement la ville, qui s’étend sur une surface de 20 km2 et compte quelque 50'000 bâtiments, la coalition a réuni l’équivalent d’une division – soit 10'000 Marines et soldats avec 2000 militaires irakiens – contre environ 3000 insurgents. Le 8 novembre, 6 bataillons en ligne se sont lancés dans une offensive du nord au sud, qui aboutira après une semaine de combats acharnés au contrôle de tout l’objectif d’attaque. Mais cette opération a été largement appuyée, la veille de son déclenchement, par une action destinée à neutraliser la propagande des insurgents : la capture de l’hôpital principal de Falloujah par des forces spéciales, afin d’éviter que les bilans incroyablement rapides et lourds en pertes civiles de son corps médical ne placent les autorités irakiennes dans une situation intenable.

La prise de Falloujah a ainsi comporté une dimension sémantique essentielle : la ville érigée en symbole de résistance populaire a été désertée par sa population et conquise de manière irrésistible par des soldats américains et irakiens. Cette importance des perceptions a été confirmée par les offensives précipitées lancées par les insurgés dans le reste du triangle sunnite et par l’exploitation faite d’un incident au cours duquel un Marine a apparemment abattu dans une mosquée un insurgent censé être mort. Mais l’incapacité du commandement militaire américain à contrôler en permanence son message n’a pas pour autant déclenché des réactions violentes ou solidaires dans le reste de l’Irak. Les chiites et les kurdes ont au contraire assisté sans déplaisir à une défaite majeure de l’insurrection sunnite, qui a perdu sa principale base d’opérations.

En l’espace de 6 mois, Falloujah était en effet devenue un gigantesque arsenal regorgeant d’armes et de munitions, systématiquement stockées dans des bâtiments civils – 60% des mosquées dans toute la ville, et jusqu’à 80% des habitations dans certains quartiers – pour éviter les frappes aériennes ou les exploiter à des fins de propagande ; au total, les unités américaines en ont capturé plus de 1000 tonnes, réparties dans 203 caches majeures, tout en démantelant 11 fabriques d’explosifs improvisés. Mais Falloujah était également le centre nerveux de l’insurrection sunnite, et l’élimination brutale ou la fuite précipitée de ses dirigeants ont permis la saisie d’une véritable mine de renseignements : les Américains en ont plus appris sur leurs ennemis en une semaine à Falloujah que pendant toute une année.

Il serait naturellement erroné de penser que le conflit de basse intensité que connaît l’Irak depuis la chute de Saddam Hussein va cesser avec la chute du principal bastion insurgé. Toutefois, la bataille de Falloujah fait partie d’une campagne lancée en octobre dernier dans tout le triangle sunnite afin d’empêcher la guérilla de s’opposer à la tenue d’élections démocratiques, et ses effets se feront sentir des mois durant. Elle montre également que l’administration américaine et le gouvernement irakien continuent de faire cause commune, malgré les divergences inévitables qui découlent des différences d’intérêts. Mais cette bataille revêt surtout une valeur symbolique, un règlement de comptes longtemps différé, et rappelle que les ennemis de la coalition restent incapables d’obtenir le moindre succès durable.



Lt col EMG Ludovic Monnerat  









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