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Analyse en temps réel des opérations militaires:
l'exemple de l'Irak (3)

24 août 2003


Troupes US vers l'aéroport de Bagdad, 6.4.03L

es nombreux experts civils et militaires présents dans les médias durant l'offensive coalisée en Irak se sont pour la plupart totalement trompés dans leurs prédictions et analyses. Est-ce que l'appréciation d'une opération militaire en cours sur la base de sources ouvertes est chose impossible? Troisième partie d'une autocritique.

Le mardi 1er avril, au matin, les formations américaines ont déclenché une double attaque destinée à leur faire franchir les derniers 80 kilomètres qui les séparaient encore de la capitale : les Marines en détruisant la division Bagdad près d'Al-Kut, et l'Army en s'élançant avec la 3e DI dans la trouée de Karbala, défendue par des divisions de la Garde républicaine largement démantelées par les frappes aériennes et les vagues de défections, alors que la 101e division aéromobile entrait dans Najaf et a commençait à s'emparer de la ville. Ceci en un jour où toute la presse occidentale considérait que les Américains étaient «ensablés dans le désert» et annonçait un changement de leurs plans.


«... Répondre en direct de manière simple et concise constitue un défi intellectuel et un exercice stimulant, mais l'expression orale révèle aussi plus crûment l'état d'esprit et l'opinion que l'écrit. »


En ce 1er avril, j'ai eu à Genève une séance avec l'équipe de la rubrique internationale du Temps au terme de laquelle a été décidée une modification de notre collaboration : à partir du jour suivant, c'est désormais moi qui devait proposer un ensemble de sujets et écrire une rubrique sur le thème retenu. La dernière mouture de la formule initiale, publiée le 2 avril, décrivait l'articulation et l'emploi des forces spéciales coalisées en Irak, sans que son contenu essentiellement tactique et technique - correct mais assez général - ne mérite d'être évalué.



A travers la trouée de Karbala

Ce même jour, la réalité du champ de bataille a cependant fait irruption dans le monde entier : en parvenant à s'emparer de la trouée de Karbala et de plusieurs têtes de ponts sur l'Euphrate, au matin, la 3e DI a en effet repris son avance rapide en direction de Bagdad. C'est même tout le théâtre d'opérations qui a redoublé d'activité, avec la poursuite de l'avancée des Marines au sud-est de la capitale, mais aussi le mouvement d'une partie de la 173e brigade aéroportée à proximité des lignes irakiennes, dans le Kurdistan contrôlé par les peshmergas.

Le 2 avril vers 0730, j'ai ainsi été amené à commenter ce développement sur les ondes de Radio Suisse Romande - La Première. Comme les archives en ligne de la chaîne pour le mois d'avril sont disponibles, j'ai décidé de les intégrer à cette autocritique. L'exercice est en effet des plus instructifs : répondre en direct à des questions spontanées de manière simple et concise constitue un défi intellectuel et un exercice stimulant, mais l'expression orale révèle aussi plus crûment l'état d'esprit et l'opinion que l'écrit. Ce jour-là, c'est Fathi Derder dans son Journal du matin qui m'a demandé d'analyser la situation (les questions du journalistes sont résumées).

Question

Réponse

Evaluation

"On est très loin de la pause que l'on évoquait ce week-end ?"

Absolument, et il faut se demander si cette notion de pause n'a pas été subtilement instillée dans les esprits pour pouvoir plus facilement amener des troupes qui progressent, qui contournent les forces irakiennes et qui en fait avancent, à un rythme certes inférieur mais néanmoins constant.

Une suggestion valable, car cette reprise de la poussée à l'ouest de l'Euphrate aurait dû survenir entre le 29 et le 30 mars, mais le général Franks a préféré attendre les évaluations des frappes aériennes et recompléter plus avant les réserves des formations blindées. Il est donc probable que le Central Command a sans autre laissé les médias s'agiter sur la question d'une «pause opérationnelle» pour faire diversion.

"Maintenant on parle d'une grande avancée sur Bagdad et d'une attaque possible dans les 48 heures, cela vous paraît réaliste, cela ?"

Cela paraît crédible, parce que maintenant les deux branches de la poussée américaine ont franchi à la fois l'Euphrate et le Tigre, qui sont les principaux obstacles à leur avancée sur Bagdad. Désormais, devant eux, en fait, il n'y a plus que des troupes, il n'y a plus que des éléments de la Garde républicaine, et comme ceux-ci subissent un pilonnage depuis maintenant quasiment une semaine, il est fort possible qu'ils n'aient pas la capacité de pouvoir résister à une poussée alliée.

Cette analyse est judicieuse, et s'appuie sur une observation détaillée de la situation - et en particulier de la prise des têtes de ponts. Après avoir compris les jours précédents que la puissance aérienne avait lourdement contribué à disloquer les divisions de la Garde républicaine, j'avais à cet instant pressenti l'absence probable de résistance solide sur les voies menant à Bagdad. A dire vrai, l'absence de pertes significatives dans le camp allié depuis quelques jours en était un indicateur fiable.

"Le besoin de troupes supplémentaires aurait aussi été du bluff ?"

Non, c'est pas vraiment du bluff. Disons que la pause - il faut bien comprendre que dans une opération qui mêle à la fois des opérations aériennes, terrestres, spéciales, informationnelles en plus d'attaques stratégiques directes sur le régime irakien, il n'y a pas de pause, par définition. En revanche, pour ce qui est de l'arrivée de renforts, de toute manière les renforts sont nécessaires, si ce n'est pour se battre dans les villes, au moins pour une phase de stabilisation et de nettoyage du pays lorsqu'il aura été entièrement conquis.

La première partie de la réponse ne constitue rien d'autre qu'une description de la doctrine OTAN en matière de planification, si ce n'est qu'elle omet les opérations maritimes - un oubli peu significatif, mais qui trahit la formation helvétique du soussigné ! Car comme la Conduite opérative de l'Armée XXI s'en est largement inspirée, la compréhension de toute l'opération en est d'autant facilitée. En ce qui concerne les renforts, l'analyse est tout aussi correcte, et l'on remarque que j'avais enfin réussi à cerner le rôle des formations alors en cours de débarquement au Koweït pour la phase de stabilisation toujours en cours.

 

L'un des faits marquants du conflit, ce 2 avril, était toutefois la libération annoncée d'une soldate dont la célébrité va rapidement prendre des proportions gigantesques. Les heurts et malheurs de Jessica Lynch sont aujourd'hui mieux connus, tout comme les fables et les accusations délirantes qui ont accompagné sa récupération. Ma colonne parue le lendemain dans Le Temps portait de manière générale sur la recherche et sauvetage au combat, et comportait une analyse de cette opération.

Affirmation

Evaluation

"…il s'est agi d'une opération complexe, préparée en quelques heures sur la base d'un renseignement de source humaine, et impliquant une attaque de diversion lancée par les Marines présents à Nasiriyah quinze minutes avant l'arrivée par hélicoptères de fantassins du 75e régiment de Rangers chargés de sécuriser le périmètre de l'hôpital, dans lequel des forces spéciales de la Marine et de l'Armée (SEALs et Delta Force) ont été engagées. Comme des avions de l'Air Force ont couvert l'opération, il s'agit d'un exemple d'intégration interarmées."

Cette description est exacte, et indique avec précision la mécanique utilisée et les forces engagées. Le fait qu'aucune résistance n'ait été rencontrée ne contredit pas la nature d'une opération planifiée sur un bâtiment hospitalier qui, un jour plus tôt, abritait effectivement un commandement militaire adverse. Il faut noter que l'embellissement pratiqué par les médias américains - transformant en héroïne une soldate pour le moins commune - a été malencontreusement compensé par les dérives des médias européens, qui ont accumulé les distorsions pour accuser le Pentagone d'avoir monté un coup de propagande. En fait, Jessica Lynch n'a pas tiré un seul coup de feu, a été blessée par l'accident de son véhicule, mais les forces spéciales qui l'ont récupérée avaient identifié les formations irakiennes qui défendaient l'hôpital, et elles n'ont pas tiré de balles à blanc ou mis en scène une opération factice. La complexité de la guerre ignore le manichéisme.

 

Le lendemain, c'est un monde incrédule qui a reçu les informations selon lesquelles les formations de tête de l'armée américaine avaient atteint en fin de soirée l'aéroport international de Bagdad, après avoir franchi plus de 70 kilomètres en l'espace de 48 heures. Pour leur part, les Marines ne rencontraient plus aucune résistance dans le secteur d'Al-Kut, et poursuivaient leur remontée rapide vers la capitale. De même, la 101e aéromobile est parvenue le même jour à s'emparer pour l'essentiel de la ville de Najaf, au prix d'un seul mort dans ses rangs, et a symboliquement abattu une statue monumentale de Saddam Hussein sous les vivats d'une foule en liesse.

Afin de refléter cette évolution majeure de la situation et d'appréhender la bataille pour Bagdad, ma contribution quotidienne au Temps s'est faite sous la forme d'une interview, menée par Bernard Bridel et publiée le 4 avril.

Question

Réponse

Evaluation

"Comment les Américains vont-ils s'attaquer à Bagdad? Va-t-on vers un siège classique, un assaut?"

La première tâche des Américains sera de verrouiller la ville. D'une part pour empêcher des renforts irakiens d'y pénétrer, d'autre part pour interdire aux éléments les plus durs du régime d'en sortir. Ce qui ne signifie pas forcément qu'un siège sera mené. Je pense que les alliés vont d'abord tenter quelques incursions, pour tâter le terrain et cerner la résistance. Ils vont appliquer la même stratégie que dans les autres villes, à savoir repérer l'adversaire, le détruire petit à petit, mais sans forcément conquérir du terrain ou des immeubles.

Une vision réaliste de la situation. L'encerclement complet de la capitale sera réalisé le 5 avril, par l'Army à l'ouest et par les Marines à l'est, bien que des forces spéciales en aient également grevé les issues auparavant. Par ailleurs, la première incursion majeure aura lieu le même jour, lorsqu'une colonne blindée de la 3e DI testera la résistance adverse, non loin de la grande boucle du Tigre. Le but était bel et bien de détruire l'adversaire, mais je n'imaginais pas que celui-ci pousserait l'incompétence jusqu'à se laisser détruire en masse.

"Comment vont-ils procéder?"

Probablement de manière très mobile, avec des raids et des coups de mains, des poussées mécanisées rapides appuyées par des éléments héliportés.

La réalité a pleinement confirmé cette affirmation, qui découle principalement d'une analyse du terrain et des moyens respectifs, ainsi qu'une appréciation des combats de Nasiriyah et Bassorah. Il est intéressant de relever que les formations coalisées ont procédé de même, et adapté leur tactique en fonction de ces expériences.

"Si ce n'est ni un siège ni un assaut, comment qualifier la prise de Bagdad?"

La meilleure définition serait de dire que les Américains font face à une prise d'otages géante. Qu'il leur faut libérer 5 millions de personnes retenues par des milliers de preneurs d'otages.

Là aussi, les faits ont montré que cette définition était exacte. Toute l'opération «Iraqi Freedom» peut d'ailleurs être assimilée à une libération d'otages, à un coup d'Etat largement consensuel.

"Les Américains ont-ils assez d'hommes?"

Pour verrouiller la ville, sans doute. Mais pour aller plus avant, il leur faudra attendre quelques jours et renforcer le dispositif. A moins que ne surviennent des événements particuliers, des redditions en masse, des soulèvements, l'effondrement du régime. Ou, à l'inverse, l'engagement d'armes chimiques ou biologiques, ce qui changerait totalement la donne.

Une analyse largement exacte. Certes, l'encerclement complet de la ville avec des moyens conventionnels établissant des checkpoints statiques exigera encore 2 jours. Mais les formations qui effectueront les percées décisives dans la capitale, les 6 et 7 avril pour l'Army, étaient encore à cet instant entre Karbala et Bagdad.

"Cette dernière hypothèse, c'est le tout grand risque..."

Personne ne sait si Saddam détient encore des armes de destruction massive (ADM). Ce qui est certain, c'est qu'il devient de plus en plus difficile d'employer efficacement des armes chimiques à l'intérieur d'une ville, car leur emploi massif suppose une artillerie désormais difficile à engager. Par ailleurs, il y a toujours la possibilité de mettre à feu une bombe radiologique qui projette des déchets radioactifs en condamnant une zone pour une quasi-éternité.

Ces remarques n'ont qu'une valeur théorique, même s'il est aujourd'hui hautement probable que Saddam Hussein ait effectivement donné l'ordre à son armée d'engager des armes chimiques. La possibilité matérielle avérée d'engager une bombe radiologique - une analyse par exemple effectuée par le fameux docteur Kelly - s'opposait en effet à la conviction profondément ancrée dans l'esprit du dictateur que les Américains n'entreraient jamais dans Bagdad.

"Pour Saddam Hussein, s'il détient vraiment ces ADM, c'est maintenant ou jamais?"

Disons qu'il doit se décider. J'imagine qu'il ne pensait pas que les alliés arriveraient aussi vite.

En fait, il faudra attendre le 9 avril et la chute de sa statue sous les caméras du monde entier pour que Saddam Hussein admette l'acuité du danger et commence à en tirer les conséquences.

"Il semble que des éléments de la Garde républicaine tentent de revenir à Bagdad. Saddam Hussein aurait-il fait une erreur en les envoyant hors de la ville?"

Si ces troupes lui sont absolument fidèles, alors c'est une erreur de les avoir exposées à l'extérieur de Bagdad. En revanche, s'il s'en méfiait, on peut comprendre qu'il les ait éloignées. Dans cette hypothèse, il est possible qu'assez rapidement ces troupes ne voudront plus combattre.

L'analyse est correcte en fonction des renseignements alors disponibles, et la conséquence tirée de la seconde hypothèse a été précisément corroborée par la réalité. Dès avant la guerre, des sources concordantes affirmaient qu'au moins un commandant de la Garde républicaine avait accepté par avance sa reddition. Ces formations n'étaient plus les piliers du régime qu'ils avaient été en 1991.

"Au sol, de quels moyens auront besoin les Américains?"

Pour des actions très ciblées, ils auront souvent recours aux forces spéciales. Pour progresser dans les rues, il leur faudra des chars pour appuyer les fantassins, des éléments du génie pour déblayer les obstacles et les mines. Mais surtout, ils auront un besoin énorme de troupes sanitaires et logistiques pour s'occuper de leurs troupes et de la population civile.

Ces affirmations sont frappées du bon sens, et elles sont autant une application de la doctrine en matière d'opérations militaires en milieu urbain qu'une appréciation réaliste de la situation. Le nombre de munitions non explosées ou abandonnées a imposé un grand appui du génie, alors que l'âpreté de certains combats a lourdement pesé sur la chaîne logistique.

"Comment pourrait réagir la population civile?"

Peut-être va-t-on assister à une prise de conscience des Bagdadis. A partir de l'instant où ils comprendront que la chute du régime approche, ils réagiront probablement comme les habitants des autres villes: une petite partie continuera à défendre le régime, une autre se ralliera aux Américains, et la majorité évitera de s'en mêler. Il ne faut pas oublier que tous les Bagdadis font office de boucliers humains pour Saddam Hussein.

Là encore, l'analyse correspond étroitement à la réalité, loin des délires sur la «résistance acharnée» que proféraient à cet instant certains commentateurs tout aussi distants. J'ai toujours été persuadé que le régime honni de Saddam Hussein ne parviendrait jamais à dresser la population contre les troupes coalisées, et que celles-ci ne seraient pas pour autant accueillies à bras ouverts par tout le monde. Aujourd'hui encore, cette conviction conserve sa pertinence.

"Combien de temps peut durer la prise de Bagdad?"

C'est difficile à dire. Il y a trop d'inconnues: la réaction de la population, la résistance du régime et des combattants qu'on lui attribue, la tactique précise des alliés, etc. Mais je pense que c'est une question de semaines.

Au-delà de la prudence bien compréhensible, on voit en revanche ici que j'avais sous-estimé la fragilité du régime irakien. Je pensais que ses défenseurs parviendraient à tenir 2 semaines, alors qu'ils se sont effondrés 6 jours plus tard.




La prise de l'aéroport de Bagdad

Le vendredi 4 avril, la 3e DI s'est emparée de l'aéroport international de Bagdad dans une avalanche de dénégations, la 2e brigade de la 82e aéroportée entrait à l'intérieur de Samawah, une ville de 140'000 habitants, pendant que les Britanniques continuaient de détruire les forces adverses dans les faubourgs de Bassorah. Pour commenter le point fort de cette actualité, en l'occurrence les prémices de la bataille de Bagdad, j'ai répondu sur La Première à quelques questions posées par Fathi Derder dans son Journal du matin.

Question

Réponse

Evaluation

"Est-ce qu’on peut dire que la bataille de Bagdad a commencé ?"

Absolument. On voit bien que dans un premier temps il s’agit pour les Américains de pouvoir verrouiller la ville, donc de s’emparer non seulement des points d’accès pour empêcher les gens d’y revenir, ou des renforts d’accéder à la ville, mais également en fait d’empêcher que des gens en sortent, et là on pense particulièrement aux éléments les plus élevés du régime.

Nous l’avons vu, cette analyse correspond étroitement aux activités qui seront menées durant les journées des 4 et 5 avril. On peut noter en passant que la traque des cadres principaux du régime était une affaire soigneusement préparée, confiée à cet instant uniquement à des forces spéciales, mais qui par la suite sera l’affaire de toutes les troupes.

"On imagine souvent des attaques relativement massives, spectaculaires, là ce n’est pas le cas ?"

C’est d’ailleurs la caractéristique de cette opération militaire, c’est qu’elle mobilise très peu de troupes au niveau si on veut de l’agresseur, au niveau de la force qui attaque. En revanche, il faut remarquer que ces troupes sont largement appuyées par un arsenal considérable au niveau aérien, ainsi que par des senseurs électroniques automatiques, qui en fait remplacent bien des soldats traditionnellement nécessaires sur un champ de bataille.

Cette compréhension globale de l’efficacité des forces s’est largement appuyée sur l’observation des journées précédentes. L’élément de pointe de la 3e, alors en position sur l’aéroport international de Bagdad, était un escadron de cavalerie comptant un peu plus d’un millier d’hommes ; mais en combinant infanterie mécanisée, chars de combat, hélicoptères armés, artillerie blindée et sapeurs embarqués dans un système de commandement partiellement numérisé, cette force avait une puissance nettement supérieure à celle d’une division irakienne de 12'000 hommes.

"Comment l’interpréter [la coupure d’électricité parallèlement à l’engagement de forces spéciales à Bagdad] ?"

C’est extrêmement difficile à interpréter. Il est probable que depuis des semaines maintenant des éléments paramilitaires de la CIA sont à Bagdad et mènent des missions principalement de reconnaissance ou de guidage pour des objectifs. Maintenant, ce qui est plus difficile à appréhender, c’est si des commandos de forces spéciales américaines ont été insérés à Bagdad durant la nuit, en profitant d’une coupure éventuelle d’électricité – cela paraît relativement difficile à imaginer, car ce genre d’opérations nécessite plusieurs jours de planification.

Aujourd’hui encore, la question de cette coupure d’électricité n’est pas tranchée. En tout état de cause, l’obscurité n’était certainement pas un avantage suffisant dans la mécanique américaine pour décider sans autre d’interrompre l’alimentation, et ainsi de durcir considérablement les conditions de vie de la population. La remarque sur la planification des opérations spéciales est fondée, bien que chaque détachement opérationnel ait la capacité d’exploiter les conditions changeantes de leur secteur d’engagement.

"Et maintenant, justement, en vue des jours à venir, quels sont les scénarios les plus probables ? Un maintien de cette situation d’infiltration de forces spéciales en attendant des renforts ?"

Je crois effectivement qu’il y a une activité permanente qui va être faite par les troupes alliées. Il s’agit donc de verrouiller la ville, dans un premier temps, mais il ne s’agit pas de mettre en place un siège, car ce n’est pas l’objectif – mais en permanence de garder en fait les troupes qui défendent le régime de Saddam Hussein sur la défensive, de mener de petites opérations de reconnaissance, de raids, de coups de mains, en attendant naturellement l’arrivée de renforts qui permettra plus facilement de pouvoir entrer par les principales artères dans la ville.

Les termes sont ici moins clairs que dans l’interview publiée par Le Temps, mais l’idée reste la même. On remarquera cependant que les Américains ont mené simultanément l’encerclement de la capitale et l’affaiblissement de ses défenses, puisque c’est également le lendemain que sera mené le premier raid blindé le long d’une de ces grandes artères. En revanche, le maintien de forces dans Bagdad se fera le 7 avril à l’ouest du Tigre et le 9 à l’est, effectivement après l’arrivée de forces plus importantes.

"Est-ce que cela veut dire que, finalement, Saddam Hussein a commis une erreur d’exposer à l’extérieur, dans d’autres villes, la Garde républicaine ?"

Cela, on le saura dans quelques jours, mais ce qui est certain, c’est que le fait d’avoir disposé des troupes qui lui sont extrêmement fidèles quasiment dans tout le pays pour retarder l’avance alliée depuis le premier jour, eh bien ce sont des troupes qui vont peut-être lui manquer pour la défense de Bagdad.

Cette analyse s’est largement vérifiée, car les derniers défenseurs de Bagdad n’étaient finalement plus que quelques djihadistes étrangers, alors que les fanatiques massacrés dans le désert auraient eu de bien meilleures chances de survie dans les rues de la capitale. Cela dit, ils n’auraient probablement que retardé l’issue de quelques jours.

 

Au-delà de l'objectif symbolique, la prise de l'aéroport de Bagdad était également un élément militaire de choix pour la logistique et le commandement américains. Ma colonne dans Le Temps, parue le 5 avril, décrivait en détail l'importance de cette prise.

Affirmation

Evaluation

"Le Saddam International Airport […] constitue tout naturellement une base opérationnelle avancée de choix pour la coalition. Dans un premier temps, il est toutefois nécessaire de remettre les pistes en état. Les hélicoptères de combat et de transport utiliseront donc la base plusieurs jours avant que des avions ne s'y posent. "

Cette analyse a été confirmée par l’utilisation des infrastructures aéroportuaires : c’est ainsi le commandement du Ve Corps US, qui regroupait les divisions de l’Army et le gigantesque échelon logistique nécessaire à leur emploi, qui s’est installé sur l’aéroport international. Toutefois, la prédiction concernait l’utilisation des pistes a été confirmée de justesse : il n’aura fallu que 2 jours pour que le premier avion de transport – un C-130 – atterrisse à Bagdad. Personnellement, j’imaginais une fourchette allant de 2 à 4 jours.

"Pour ce faire, la sécurisation du périmètre reste indispensable. Les espaces ouverts qui environnent l'aéroport sont dans cette perspective un grand avantage, puisqu'ils réduisent les possibilités de tir direct sur les pistes et leurs abords, et un ensemble de check-points seront suffisants contre cette menace. En revanche, seul le contrôle strict d'une zone de 5 km de rayon autour des pistes permettra d'éviter le tir de mortiers moyens ou de missiles sol-air portables."

En effet, l’aéroport n’a subi aucune attaque de troupes terrestres depuis sa prise le 4 avril, à l’exception d’une contre-attaque vite écrasée dans les heures qui ont suivi. En revanche, et comme je l’avais prévu, la sécurisation de tout le périmètre a été particulièrement complexe, et au moins 3 missiles sol-air ont tirés – sans succès – sur des avions de transports américains au décollage ou à l’atterrissage de Bagdad. Aujourd’hui encore, cet aéroport n’est pas suffisamment sûr pour que le trafic civil puisse être rétabli, à la différence probable de l’aéroport de Bassorah.




Les premiers combats dans Bagdad

Le 5 avril, la 3e DI a lancé son premier raid blindé dans la capitale, effectué par un bataillon de chars entré au sud de la ville et qui viendra en fin de journée renforcer les défenses de l'aéroport ; sur son chemin, ses 40 véhicules de combat se heurteront à une résistance fanatique et numériquement supérieure qu'ils écraseront dans un déluge de feu. Par ailleurs, une brigade de la 101e aéromobile renforcée d'éléments blindés a lancé le même jour une attaque décisive pour prendre Karbala, alors que les unités mécanisées britanniques renforçaient encore leur pression autour de Bassorah. Enfin, les Marines ont atteint le même jour les entrées est de Bagdad en parachevant son encerclement.

En ce premier samedi, j'ai ainsi écrit une analyse sur CheckPoint tentant d'expliquer la rapidité de l'avance alliée et les pertes restreintes qu'elle a engendrées. Au-delà d'une description factuelle et d'une comparaison révélatrice avec la première Guerre du Golfe, ce texte comportait deux éléments qui peuvent ici nous intéresser.

Affirmation

Evaluation

"… l'aspect le plus frappant de cette campagne reste la capacité des alliés à adapter leur mode opératoire au milieu et à l'adversaire. Au sud comme au centre, ils ont mené une chevauchée mécanisée effrénée visant à contourner et à encercler les formations adverses ; dans les villes, ils procèdent ensuite à des raids et à des coups de main visant à détruire ces forces et les installations qu'elles utilisent, tout en menant de véritables chasses à l'homme. A l'ouest du pays, les forces spéciales coalisées mènent une guérilla désertique pour interdire toute liberté de mouvement aux troupes irakiennes, et notamment le tir de missiles. Au nord, les formations légères mènent au contraire une conquête prudente en s'appuyant sur la puissance aérienne et les troupes supplétives kurdes. Enfin, dans les zones sous leur contrôle, les soldats passent rapidement des actions de combat aux opérations de stabilisation et d'aide humanitaire."

Cette analyse met le doigt sur la supériorité doctrinale de la coalition, et sur l'impressionnante variété des forces terrestres disponibles - blindées, mécanisées, légères et spéciales. Durant la planification de l'opération «Iraqi Freedom», le Central Command a identifié au total 5 fronts différents, et engagé des groupes de forces en fonction des besoins en termes de mobilité, de discrétion, de puissance de feu et de flexibilité. De même, des formations ad hoc ont également été créées pour prendre les principales villes, en combinant notamment l'infanterie aéroportée avec des éléments lourds, tout en confiant à certaines unités la sécurisation des lignes de communication ou l'exploitation des percées réalisées. Cette aptitude à combiner en permanence les actions conventionnelles et non conventionnelles représente le Saint Graal de l'art de la guerre, ce d'autant plus que le Pentagone dispose d'une supériorité aussi bien quantitative que qualitative. Par ailleurs, les prestations des formations de combat en matière de stabilisation ont également été de qualité, bien que les avancées doctrinales - désignées sous le terme de Full Spectrum Dominance outre-Atlantique - n'aient pas encore été pleinement intégrées. De toute évidence, l'Irak a constitué pour les Forces armées américaines et britanniques une occasion unique de tester leur performance, et de tirer les leçons nécessaires à leur amélioration.

"Cette souplesse et cette faculté d'adaptation expliquent largement les échecs des fidèles de Saddam Hussein. Ils croyaient pouvoir interrompre les lignes de communications alliées en menant des embuscades, mais les convois logistiques ont immédiatement été renforcés par des éléments blindés. Ils pensaient infliger des pertes sévères à la coalition en se battant et en s'abritant dans les villes, mais les formations anglo-américaines les ont au contraire transformés en cibles vulnérables en menant des actions offensives précises et en les isolant de la population. Le Raïs comptait même porter des coups psychologiques décisifs en montrant des images de cadavres et de prisonniers alliés, mais leur nombre ridiculement faible et la libération de l'une d'entre eux ont encore renforcé la détermination de la coalition. Enfin, la conviction que les populations se soulèveraient contre l'envahisseur occidental relève aujourd'hui d'une rêverie hasardeuse, et les efforts des libérateurs pour être acceptés portent peu à peu leurs fruits."

Ces remarques judicieuses peuvent aujourd'hui paraître évidentes, mais il n'en était rien à l'époque de leur rédaction. La majorité des commentateurs parlaient encore d'une guérilla acharnée et sanglante, d'une population révoltée contre le soldat occidental, de villes synonymes de pièges pour les formations alliées, ou d'une population américaine traumatisée par ce fameux «spectre du Vietnam» invoqué comme une divinité antique. Personnellement, j'ai été surpris de la stratégie adoptée par le régime de Saddam Hussein, mais il m'a suffi de lire les premiers comptes-rendus d'affrontements en-dehors des villes - et du carnage engendré par les tactiques suicidaires des fedayins - pour comprendre l'inutilité de leur sacrifice. De même, les chiffres des forces en présence - quelques centaines, voire quelques milliers de combattants adverses dans les villes du sud - m'ont clairement montré dès la fin du mois de mars que ni l'armée régulière, ni la population irakienne n'opposaient de résistance. Pour l'analyste objectif, il n'y a eu durant toute cette opération aucune information permettant de penser que la coalition ne parviendrait pas à renverser rapidement et à peu de frais le maître de Bagdad - seulement des préjugés, des habitudes et des exemples historiques. Il est vrai qu'ils prennent une importance considérable lorsque le flot d'informations est trop vaste pour être pleinement intégré.

 

Le soir du 5 avril, j'ai été invité par Michel Eymann à participer à l'émission Forums de La Première, en compagnie du rédacteur en chef du Monde Diplomatique Alain Gresh, afin de commenter plus en détail la bataille en cours pour Bagdad. Les lignes ci-dessous résument les questions qui m'ont été posées et reproduisent mes réponses.

Question

Réponse

Evaluation

"L’avancée militaire américaine à Bagdad a semble-t-il surpris pas mal d’analystes par sa rapidité. C’est aussi votre avis ?"

La surprise est relativement limitée, dans la mesure où l’on savait bien que les Américains avaient prévu une première phase, une avancée assez rapide par le désert, contournant les villes, au terme de laquelle il s’agirait de réorganiser les troupes, de faire le plein, de ramener en fait suffisamment de biens d’approvisionnements au niveau logistique, pour ensuite, vraiment, foncer sur Bagdad et encercler la ville. Donc à partir de l’instant où les ponts, les passages obligés étaient en leur possession, il n’y a pas tant de difficulté que cela.

Cette affirmation s’appuie sur l’analyse faite le 2 avril, selon laquelle seules les formations très éprouvées de la Garde républicaine séparaient encore les troupes US de Bagdad. J’avais bien saisi que la principale difficulté consistait à s’assurer les franchissements de l’Euphrate et les lignes de communication des éléments destinés à foncer sur la capitale, ce qui impliquait des combats pour la plupart en milieu urbain. En revanche, avant le 2 avril, je ne pensais pas que ces franchissements se feraient aussi rapidement.

"Est-ce que vous diriez que militairement c’est tout de même trop tôt pour entrer durablement dans Bagdad ?"

Je crois qu’il faut un peu davantage regarder les forces en présence. Actuellement, les Américains ont environ 30'000 hommes autour de la capitale, dans un espace d’environ 30 km autour de la capitale. Le problème, c’est que les Irakiens n’en ont pas davantage – en tout cas, pas beaucoup davantage. Cela veut dire que sur une ville de 5 millions d’habitants, il est impossible à quiconque de pouvoir tenir tous les axes de passage. Autrement dit, les Irakiens n’ont pas la capacité, comme ils ont fait relativement peu de travaux de fortification, effectivement d’empêcher une poussée américaine à un emplacement ou à un autre.

Cette analyse doit sans forfanterie être qualifiée d’excellente, et elle tranchait totalement avec l’avis de presque tous les experts interrogés à cet instant. Elle a été pleinement confirmée les jours suivants, lorsque chaque raid mécanisé américain a écrasé la résistance féroce des fedayins et des djihadistes étrangers. Le premier raid du 5 avril m’avait définitivement convaincu que les blindés américains seraient inarrêtables, tout comme ils l’avaient été dans d’autres villes, et que l’attrition vertigineuse de leurs attaques ne tarderait pas à porter ses fruits.

"Saddam Hussein a appelé aujourd’hui les Irakiens à augmenter le nombre de leurs attaques en-dehors de Bagdad, pour soulager la pression sur la capitale. Est-ce que vous avez le sentiment que c’est le début d’un aveu de défaite ?"

Disons que c’est effectivement assez révélateur. Parce que si l’on constate ce qui se passe dans les grandes villes du pays, que ce soit Bassorah, Najaf ou Karbala, en fait il y a extrêmement peu de monde qui résiste, même avec une grande force, aux alliés. [Dans] une ville comme Najaf, qui compte 500'000 habitants, il y a à peine plus 2000 personnes qui vraiment sont des fidèles du régime et qui se battent – tous les gens, autour, finalement, se contentent de rester indifférents. Donc la demande de Saddam Hussein de faire davantage, ce serait plutôt de faire quelque chose, parce que actuellement ni l’armée régulière, ni la population n’ont vraiment résisté aux alliés.

Là encore, l’analyse est solide et correspond étroitement à la réalité. On notera simplement qu’à cet instant la ville de Najaf était déjà sous le contrôle de la 101e DI, et que les combats à Bassorah ou à Karbala se faisaient presque sans perte pour la coalition. Cependant, l’interprétation des messages de Saddam Hussein doit être prudemment envisagée, tant il est certain que le dictateur n’a eu jusqu’au dernier instant que des informations fragmentaires et biaisées. Il aura jusqu’au bout ignoré l’abandon total de sa population, et il est regrettable que les médias européens aient commis une erreur d’appréciation identique, même sous la forme d’un «sursaut nationaliste» imaginaire.

"Militairement parlant, qu’est-ce qui peut se passer maintenant à Bagdad, soit côté américain pour l’offensive, soit côté irakien pour la défense de la ville ?"

C’est plus facile de dire ce qui va se passer au niveau américain, car en principe ils appliquent une stratégie rationnelle, donc on peut mieux la percevoir. La première chose, naturellement, est d’encercler la ville, de contrôler impérativement tous les axes importants pour empêcher d’en sortir ou d’en rentrer des forces adverses. Ensuite, c’est sûr que mener des raids ou des coups de mains sur les éléments essentiels de la ville, aussi pour donner un effet psychologique, c’est la stratégie qui va probablement être appliquée. Et on voit bien que les Anglais font cela actuellement à Bassorah ou les Américains dans d’autres villes, c’est en fait cibler véritablement les piliers du régime pour les détruire, physiquement et psychologiquement, les uns après les autres. Maintenant, pour le régime de Saddam Hussein, c’est bien plus difficile : à partir de l’instant où l’on choisit de mener un combat décisif dans les villes, et surtout dans Bagdad, eh bien ce combat il faut commencer à le mener. Or pour l’instant, toutes les contre-attaques qui ont été lancées par les différentes milices ainsi que par la Garde républicaine ont été assez rapidement écrasées. Donc sans événement extraordinaire, d’un côté ou dans l’autre, l’issue est assez claire.

La description de la mécanique alliée reste identique, puisqu’elle a été confortée par les événements de la journée. L’analyse de la situation du régime irakien et de l’issue finale est également pertinente, car elle s’appuie de manière similaire sur l’appréciation des combats menés depuis 2 semaines. A cet instant, j’avais donc dépassé les idées classiques ayant trait au combat en milieu urbain et adapté mon cadre de référence en fonction des faits rapportés par les nombreux journalistes intégrés aux unités alliées. Dans cette perspective, l’écriture de l’analyse globale mise en ligne sur ce site m’a largement aidé. De la même manière que les événements du secteur d’engagement amènent un état-major à mener des rapports de décision et à réviser au besoin ses plans, il est nécessaire de périodiquement réévaluer ses appréciations.

"Mais si le régime se sent aux abois, est-ce que l’on peut imaginer des armes bactériologiques ou chimiques pour se défendre, ou la population prise comme bouclier humain ?"

Alors au niveau des armes chimiques, en ville, c’est relativement peu efficace. C’est très difficile à engager vraiment comme arme, surtout contre une armée. L’arme biologique, naturellement, est plus facile à employer en ville, mais là encore c’est surtout la population civile qui en souffre, et beaucoup moins l’armée qui arrive. En revanche, l’utilisation massive de boucliers humains, là, est plus crédible. Mais encore une fois, tout dépend maintenant de la population ; à partir de l’instant où les gens qui sont fidèles au régime, jusqu’à maintenant, comprennent que ce régime n’a pas d’avenir, tôt ou tard certains devront choisir entre la mort pour leur dictateur ou une vie possible ailleurs.

Ces remarques techniques et générales sur les armes B et C sont correctes, même si encore une fois elles ne revêtent qu’une valeur théorique. Par ailleurs, le fait de lier la possibilité de boucliers humains massifs à la solidité du régime tombait sous le sens, et l’effondrement rapide survenu à Bagdad a montré l’importance de ces miliciens et de ces foules qui paradaient quelques jours plus tôt sous les caméras, en hurlant leur volonté de mourir pour le Raïs.

"Est-ce qu’on peut imaginer que le gouvernement irakien, désespéré, va employer des armes chimiques et des gaz ? Est-ce que cela vous semble crédible ?"

Sur la volonté, on peut encore l’imaginer ; en revanche, au niveau de la capacité à le faire, là, cela devient de plus en plus difficile. Véritablement, lorsque l’on est au contact avec l’adversaire en milieu urbain, il est quasiment impossible d’engager une arme de destruction massive sans soi-même subir des pertes tout à fait irrationnelles. Mais c’est sûr qu’un régime aux abois, finalement, est capable de faire à peu près n’importe quoi.

Personnellement, j’écartais toute probabilité d’engagements d’armes de destructions massives dans les grandes villes irakiennes, car j’étais persuadé que les subordonnés de Saddam Hussein refuseraient finalement d’exécuter des ordres allant dans ce sens. Il est aujourd’hui impossible de vérifier cette conviction. En fait, je considérais comme plus probable l’envoi d’armes B ou C sur les pays voisins par des missiles isolés.

"Et un scénario de guérilla urbaine vous semble plausible ?"

Il faut bien savoir ce que l’on entend par guérilla urbaine. Une résistance acharnée en ville, ce n’est pas de la guérilla, c’est de la guerre urbaine. La guérilla urbaine consisterait en fait simplement à laisser le régime s’effondrer pour ensuite avoir des petits réseaux de résistance féroce dans tout le pays, qui ensuite mènerait une guerre véritablement d’embuscade, d’attentats, de déconsidération morale des forces alliées, pour obtenir à moyen terme leur départ du pays.

Une distinction utile, dans la mesure où à cette époque la confusion à ce sujet était manifeste. Cette guérilla urbaine, dont nous voyons aujourd’hui une forme certes réduite, constituait à mes yeux une possibilité sérieuse, mais l’absence de soutien populaire me semblait condamner son efficacité. Je n’ai pas changé d’avis aujourd’hui. Le centre de gravité de l’opération en Irak reste encore et toujours à Washington.

"Mais à supposer que les Américains arrivent à investir Bagdad, on ne peut pas complètement sécuriser un tel périmètre ?"

C’est certain, et c’est bien là que le problème en fait se situe pour les Américains. En définitive, les militaires américains eux-mêmes le savent très bien, ils l’ont dit avant le début de l’offensive, la guerre est une chose facile par rapport à ce qui vient après. Il s’agira d’une part de décapiter le régime et d’enlever ce qui subsiste de ses différents éléments, mais ensuite de pouvoir maintenir l’ordre et d’empêcher que le chaos, l’anarchie ou une résistance décomposée dans tout le pays se maintienne.

Une analyse évidemment confirmée par les faits, non seulement par le pillage endémique qui a suivi l’effondrement du régime, mais également par les réseaux de résistance issus du même régime qui ont subsisté dans le «triangle sunnite». A dire vrai, je ne pensais pas que le chaos atteindrait une telle ampleur, alors que la résistance des jusqu’au-boutistes et des djihadistes étrangers ne m’a pas surpris.

"Et il faut combien d’hommes pour faire cela, pour maintenir un certain ordre ?"

En principe, les militaires américains estiment qu’il faut au moins 100'000 hommes. Mais plus vous mettez d’hommes dans le terrain, plus vous suscitez aussi une résistance de la population.

En fait, le général Shinseki – alors chef d’état-major de l’US Army – a déclaré au Congrès qu’il fallait plusieurs centaines de milliers d’hommes, alors que le Pentagone tablait sur nettement moins que 100'000. La remarque sur la résistance de la population suscitée par la présence américaine ne s’est pas vérifiée dans les faits. Le GI en Irak n’est plus le robot calfeutré que l’on entre-aperçoit dans les Balkans.

"Vous avez le sentiment que quand on a Bagdad, on a tout l’Irak ?"

Non, mais en revanche lorsqu’on a Bagdad et lorsqu’on a renversé Saddam Hussein, véritablement la population aura davantage la conviction que maintenant c’est fait, et que pour de bon ce régime s’en est allé.

Cette analyse est fondée, bien que la capture ou la mort des principaux responsables – en particulier des deux fils adultes de Saddam Hussein – joue un rôle de taille. La prise du Raïs aurait un impact encore supérieur, sans être décisif.

"Mais on peut imaginer que Saddam Hussein s’enfuie dans une province éloignée ?"

Oui, bien sûr, mais chaque dictature repose toujours sur un monopole de la force armée et de l’information ; à partir de l’instant où un dictateur est obligé de fuir pour sa propre vie, en général, il n’a pas de grandes chances de survie.

Ces propos généraux tardent à être vérifiés, puisque Saddam Hussein continue à échapper aux nombreux soldats lancés à sa poursuite. Il n’en demeure pas moins que sa capacité de nuisance est singulièrement réduite. Ses appels au djihad n’ont par exemple suscité que haussements d’épaules et ricanements dans les grandes villes saintes de Karbala et Najaf.


Ceci conclut la troisième partie de cette analyse. La première, la deuxième et la quatrième sont en ligne.




Maj EMG Ludovic Monnerat    







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